Au travers de quelques exemples, cette seconde partie nous rappelle que le choix du décor de sa façade par un propriétaire n’est pas le fruit du hasard mais est porteur d’un sens, parfois perdu au cours du temps. [1ère partie]
– La villa d’Henry Vasnier, à Reims et le grès de Gréber
– Cultivateurs et négociants locaux et les faïences de Boulenger, Creil & Montereau, Sarreguemines…
– Débits de boisson et autres lieux de vente et les céramiques de Boulenger, Limoges, Fourmaintraux & Delassus
– Etaient-ils vignerons, négociants en vin, ou adorateur de Bacchus ? et les céramiques de Sarreguemines, Boulenger, Gentil & Bourdet, Gilardoni, Janin & Guérineau, Bigot, Limoges …
La villa d’Henry Vasnier, boulevard Henry Vasnier à Reims dans la Marne (51)
Henry Vasnier, grand amateur et collectionneur d’art, décide la construction de sa villa face aux caves Pommery, dont il a hérité de la Veuve Pommery, après en avoir été longtemps le comptable.
L’architecte Louis Sorel réalise cette superbe demeure sur plusieurs années, de 1904 à 1908. Séparée du domaine au cours du XXe siècle, la villa est revenue dans son giron d’origine, rachetée par M. et Mme Vranken du groupe Vranken-Pommery. Restaurée et remeublée dans l’esprit initial, avec parfois un rachat des pièces d’origine dispersées, la villa Demoiselle ainsi nommée de nos jours, a retrouvé tout son charme.
Les artistes de l’Ecole de Nancy ont été dès l’origine mis à l’honneur et leur contribution est signalée dans les vitraux, les luminaires de Lalique ou les meubles de Gallé parfaitement représentatifs de l’Art Nouveau.
L’extérieur décoré de grès colorés mérite une attention toute particulière. De nombreuses guides donnent aux visiteurs des précisions fort intéressantes mais il semble que les céramiques ornant le pourtour de la villa n’aient pas à ce jour eu les honneurs de précisions quant à leur provenance, ignorée dit-on. Pourtant Charles Gréber, artiste céramiste à Beauvais issu d’une dynastie de potiers, venait de se lancer dans la production de grès d’art et d’architecture au moment de la construction. L’architecte Louis Sorel avait bien reconnu ses qualités, puisqu’il dessine le modèle de la frise extérieure et en confie la réalisation à Gréber. Elle représente une ligne brisée rythmée à chaque angle et alternativement par une grappe de raisin et une feuille de vigne en bas-relief. Ce premier bandeau est surmonté d’un second présentant seulement des feuilles face à face. Gréber proposait ses modèles en grès émaillé comme ici, mais aussi en terre cuite, émaillée ou non. Ce double motif est représenté et nommément attribué à Sorel sur un catalogue du céramiste estimé vers 1909, avec la précision « Maison à Reims ». Comme de coutume, l’architecte a autorisé la manufacture à l’inscrire ensuite à son catalogue. [voir la revue 2018 du GRECB]
Là encore, le décor fait sens, mais hélas pour Henry Vasnier, il décèdera avant la fin de l’ouvrage qu’il remettra par legs avec l’ensemble de la propriété au petit-fils des époux Pommery devenu majeur.
Cultivateurs et négociants locaux
S’il est assez simple de découvrir l’histoire d’un cellier lorsque le propriétaire y a apposé son patronyme ou le nom de sa société, il est plus difficile d’affirmer la présence ancienne d’un vigneron ou d’un négociant en découvrant un motif de raisin et feuilles de vigne sur une demeure plus simple et anonyme.
Cependant, lorsque le décor prend place sur un panneau de belle taille dépassant la frise traditionnelle, la supposition est permise.
Voilà plus d’un siècle, sans être réputée pour son vin, la région parisienne possédait une multitude de petites vignes, parfois seulement réservées à la consommation personnelle du cultivateur ou du maraicher, mais dont il pouvait aussi faire commerce.
Citons pour exemple cette ancienne ferme de Noisy-le-Sec (93), rue Barbusse, ornée de quatre panneaux de faïence exécutés par la faïencerie Hte Boulenger & Cie, et résumant sans mot dire l’identité du lieu.
Ecouen (95), toute proche de la vallée de Montmorency autrefois bien connue pour ses vignes, comptait en 1896 seulement un vigneron mais quatre tonneliers et pléthore de marchands de vins. La ville garde cette mémoire locale particulièrement au travers de deux maisons. [archives 95]
La première, rue Joyeux, était habitée fin XIXe par un cultivateur. A ses côtés, une épicerie tenue par la bien nommée famille Lavigne qui l’occupera quelques décennies avant d’habiter la maison principale aux panneaux de faïence peints ornés d’un faune entouré de pampres. Les mêmes décors visibles aussi à Montmagny, commune proche, peuvent provenir de la faïencerie de Creil & Montereau.
La seconde, rue du Maréchal Leclerc, porte également un décor de vigne sur des panneaux de carreaux émaillés accompagnés de cabochons des faïenceries de Sarreguemines, Digoin et Vitry-le-François. C’est Albert Petit qui s’y installe peu avant 1901, il est négociant en vins et ces céramiques jouent le rôle d’enseigne facilement repérable au passage. L’emplacement de la construction est bien choisi, sur la rue de Paris ainsi nommée à l’époque. Puis viendront M. Pingré, M. Gelé et de nos jours l’Indépendante de distribution, occupation toujours liée au vignoble depuis plus d’un siècle.
Débits de boisson et autre lieux de vente
L’intérieur des débits de boisson était aussi l’endroit bienvenu pour célébrer le raisin. Raisin rouge à Bordeaux, ou champagne près de la gare de l’Est à Paris pour l’arrivée des voyageurs, et certainement beaucoup de découvertes à faire encore en régions. Le raisin à grappiller pour le plaisir immédiat semble plus rarement célébré et est accompagné d’autres fruits de saison, sur les halles telles celles de Limoges. Quelques références appuyées à la vigne laissent supposer qu’un commerce d’alcool ait pu exister en un lieu, tel cet immeuble d’Aulnay-sous-Bois avec boutiques en rez-de-chaussée, où ferronnerie et céramique reprennent ce thème viticole.
Etaient-ils vignerons, négociants en vin, ou adorateur de Bacchus ?
Le choix d’un décor n’est pas le fruit du hasard, le propriétaire y met une intention liée à sa profession, ses attaches familiales, son lieu de vie ou ses goûts, ici sans doute en lien avec la convivialité. Sur carreaux de faïence ou en relief, chaque céramiste a donné sa version du fruit, révélatrice de leur style du moment.
Les faïenceries de Sarreguemines Digoin & Vitry-le-François ont eu un franc succès avec leur « frise vigne en émaux cernés grand feu ». Elle est repérable dans plusieurs régions françaises, mais semble a priori absente des bords de mer où la vigne n’est pas cultivée. Citons pour l’exemple Le Mesnil-sur-Oger (51), Troyes (10), Auch (32) mais aussi Versailles (78).
La faïencerie Hte Boulenger & Cie propose également une frise mettant en scène le raisin, décorée selon la technique des émaux multicolores cloisonnés. Composée sur deux carreaux, le choix d’assemblage est libre. L’un porte les trois éléments récurrents, grappe feuille vrille, l’autre représente en plus une coupe de champagne, les deux étant réunis par un ruban virevoltant évoquant la boisson festive. Ce décor a beaucoup plu et est bien repérable, surtout en Ile-de-France.
Gentil & Bourdet à Boulogne-Billancourt ont largement décliné ces fruits et feuilles ; leurs modèles se faisaient « couramment en grès sans émail ou émaillé vert, bleu gris verdâtre, jaune rougeâtre ». Cependant, leur succès tient surtout à leurs productions émaillées. Le temps passant, les propriétaires successifs n’apprécient parfois plus leur grès non émaillé et le peignent, le plus souvent en blanc.
La société Gilardoni fils & Cie, après le départ d’Alfred Brault en 1902, se lance dans une production beaucoup plus axée sur l’Art Nouveau, tout en gardant tous ses modèles anciens. Elle propose des décors que l’on pourrait rapprocher des allégories des saisons puisqu’il s’agit de visages encadrés de raisin rappelant l’automne, mais sans produire les trois suivantes. Ces bas-reliefs sont déclinés en terre cuite émaillée et en grès, repérables à leurs teintes vives sans mélange pour les premières et plus chaudes à sombres et flammées pour les secondes.
Janin & Guérineau emploient le raisin au sein de compositions mêlant les fruits traditionnellement représentés, locaux et exotiques, les pommes, poires, noix, figues, ananas, grenade… Il est aussi associé à des végétaux significatifs tels l’olivier de la paix, les lauriers de la victoire ou la gerbe de blé, qui avec le raisin impulsent l’idée de vie et de réussite. Comme Gilardoni, la société garde à son catalogue ces décors du siècle précédent, habillés de drapés et rubans ou encadrés dans un cartouche, bien qu’ils les réalisent comme leurs confrères autour de 1900.
Alexandre Bigot a surtout réalisé de grands projets céramiques à la demande d’architectes parisiens dès 1898 et sa période de création architecturale a duré environ une douzaine d’années. Ses modèles de frises sont peu nombreux mais étant originaire de Mer, dans le Loir-et-Cher, et y travaillant, il lui était naturel de proposer un décor local dans ce pays de vignes.
La porcelaine de Limoges, ou autre porcelaine dure, a été exceptionnellement utilisée en architecture du fait de sa fragilité, des difficultés de pose et de son coût. Les mascarons représentant un Bacchus un peu égrillard et une paisible bacchante, posés sur la maison du porcelainier Charles Laurent à Limoges, sont en porcelaine. [voir : Limoges, Laissez-vous conter la céramique en ville]
D’autres lieux, d’autres céramistes, d’autres matériaux célèbrent la vigne : de belles balades automnales en vue pour déguster les décors de façade sans modération …
Voir la 1ère partie de cet article :
– Le raisin, fruit de saison et les céramiques de Boulenger, Brocard & Leclerc, Loebnitz …
– La distillerie St Quentinoise, à Saint-Quentin et la terre cuite émaillée de Brault-Gilardoni
– La cave Gaxieu & Beaudet, à Saint-Dizier et le grès de Gentil & Bourdet
– Les bureaux du négociant Ferdinand Sipeyre, à Châlons-en-Champagne et le grès de Gentil & Bourdet
© Ceramique-architecturale.fr – Françoise Mary
Octobre 2016
Sources historiques et céramiques complémentaires :
– Visite guidée de la villa Demoiselle
– Daniel Baduel pour le Val d’Oise
– Documentation de l’auteure
Toutes les découvertes céramiques de cet article sont le fruit de mes balades et recherches, parfois accompagnées de fins connaisseurs de leur région, Daniel Baduel, Aynur Cifci, Eric Courcy, Marie-Thérèse Lhonoré, Rodolphe Touch ; je les en remercie chaleureusement.