Les dix-huit panneaux ornant les deux côtés du hall de la gare de Tours (Indre et Loire) représentent un ensemble céramique exceptionnel.
Si une partie d’entre eux ne cache pas la manufacture indiquant leur origine, la signature des sept autres peut sembler mystérieuse aux yeux de l’observateur. Cet ensemble porte à notre regard trois signatures différentes, correspondant à trois styles de mise en couleur peu ressemblantes.
Les articles de journaux, annonçant la nécessité de consolider la fixation des panneaux et leur nettoyage, évitent le sujet pour ne retenir que le plus évident : les panneaux de Sarreguemines. C’est écrit au bas de neuf panneaux. Est également mentionné M. Simas. Eugène Martial Simas, peintre illustrateur a effectivement travaillé à Sarreguemines à la fin du XIXe siècle, époque de réalisation des décors.
Il n’est pas impossible que les dix-huit dessins d’origine soient de cet artiste, avec une interprétation différente due aux peintres sur céramique des deux manufactures en présence. Des morceaux de décors ont par endroits été remplacés au fil du temps et les panneaux d’Alain Mothes, datés de « 92 » en sont sans doute un exemple.
La gare a été construite entre 1896 et 1898 et l’objectif du maître d’ouvrage est clair : ces tableaux représentent des destinations bien ciblées, il s’agit de faire rêver le voyageur circulant dans le hall, de l’inviter au voyage, ailleurs, plus loin, autrement… Le but publicitaire pour le chemin de fer n’est pas exprimé, contrairement aux affiches posées en ville, mais les sites représentés se trouvent bien évidemment accessibles par les lignes partant de Tours ou s’y rejoignant. Le voyageur visé vient sans doute de Paris, ou au moins du nord de la Loire puisqu’on lui suggère uniquement des destinations vers la Bretagne, le Centre ou le Sud-ouest.
Quelle que soit l’origine des décors de tous ces panneaux, leur but est commun: favoriser le tourisme. Les destinations choisies correspondent aux aspirations des français à cette époque. On peut dégager quatre idées principales pouvant se recouper : la mer, l’histoire de France, les paysages régionaux et le bien-être. Par ces représentations provinciales, on joue aussi sur la corde sensible des nombreux citadins « montés à Paris » et issus de ces campagnes françaises.
Sept panneaux situés sur la gauche de la gare en descendant des trains retiennent particulièrement l’attention ; comme ceux de Sarreguemines, ils mettent en valeur des sites remarquables : Château d’Azay-le-Rideau, Gorges du Tarn, Donjon de Loches, Biarritz, Belle-Isle en Mer, Château de Josselin, Menhirs d’Erdeven (Bretagne). Ils portent une marque originale peu explicite pour l’observateur du XXIe siècle : celle de Janin et Guérineau.
Belle-Isle-en Mer, c’est l’océan en mouvement, les rochers, les mouettes virevoltantes, pour les amateurs de nature sauvage. Les gorges du Tarn aux eaux plus calmes s’adressent aux solitaires, tandis que Biarritz met en avant sa plage et sa promenade familiale. Azay-le-Rideau et Josselin, avec leur château, semblent attirer les passionnés d’histoire, tandis que Loches y ajoute son village et sa vie paysanne. Quant aux menhirs d’Erdeven, il était utile d’ajouter (Bretagne), associant ainsi toute la région à ce qui est censé la représenter : les mégalithes, chargés « d’histoires », mystère de leurs origines, cadre de légendes ; c’est une invitation à toutes sortes de rencontres.
Tout observateur de l’époque pouvait être touché par l’un de ces tableaux et y retrouver ses rêves, s’évader un moment, alors qu’il attend paisiblement sa correspondance. Un jour peut-être, il ira là-bas. Cela pouvait être aussi une belle leçon de géographie, telle qu’on la concevait autrefois.
On doit aussi admirer le côté technique, la pose très nuancée des couleurs, les dégradés, évitant les grands aplats et donnant ainsi du mouvement à l’œuvre, tandis qu’un cerne bleu fait ressortir les éléments que le céramiste a souhaité mettre en valeur. On y voit la lumière naturelle chère aux peintres de cette époque ; pourtant, les carreaux sont bien sales et on attend avec impatience de retrouver les couleurs originales après le nettoyage prévu. Le travail des détails est impressionnant pour des tableaux fixés en hauteur et visibles de loin, les visages des personnages sont fins et expressifs, les vêtements sont ouvragés.
Dans le magazine « La céramique » de janvier 1900, Léon Lefèvre au cours d’un article très élogieux sur l’usine de Janin et Guérineau, exprime son avis sur leurs décors de la gare : « [les panneaux] sont traités en mat, pour éviter le miroitement qui empêche de voir sous tous les angles. […]Toutes ces productions se distinguent par leur fini et un cachet tout moderne qui m’ont fait dire plus haut que ces messieurs étaient bien dans le mouvement. » Il parle ici du mouvement artistique, le « Modern style », l’Art nouveau, dans lequel les deux céramistes s’engagent dès lors, mais aussi des progrès techniques en matière de terres et d’émaillage. Figure aussi une image du panneau de Belle-Ile-en-mer ; si le décor est le même que celui posé en gare, l’inscription du lieu, très ondoyante, fait partie du décor qui est lui-même encadré d’une frise en céramique. On peut remarquer que l’inscription des destinations dans la pierre même des murs de la gare a été privilégiée et donne ainsi une impression plus académique à l’ensemble.
La marque figurant au bas des décors a donné lieu à quelques suppositions malheureusement inexactes. Elle représente en fait la manufacture d’où la mise en œuvre céramique a été exécutée : A. JANIN & GUERINEAU, dont l’usine était située au 172 avenue de Choisy à Paris. Ces céramistes sont les grands oubliés de la gare de Tours. Leurs noms ne sont pas restés dans la mémoire collective comme peuvent l’être ceux de céramistes ayant produit de la vaisselle ou des tuiles estampillées. Cependant ils ont pourtant réalisé de nombreux décors en terre cuite et en grès, bruts ou émaillés, que l’on peut repérer dans nos rues comme en intérieur. L’usine, active depuis 1855 dans le domaine de la céramique réfractaire, s’orienta en 1896 vers la décoration de maisons particulières, cafés, casino et autres lieux recevant du public.
La raison sociale de la maison A. Janin & Guérineau figure au bas des paysages, le plus souvent à droite. Il est exceptionnel de voir une marque aussi originale sur une série de panneaux de céramique. Alors que SARREGUEMINES s’identifie en toutes lettres majuscules et mentionne de la même manière l’auteur des dessins, SIMAS, l’entreprise A. Janin & Guérineau place sa marque comme un ornement supplémentaire dans le décor. Elle opte pour une représentation très personnelle et subtile d’elle-même.
Tout repose sur la flamme, puisque la céramique s’inscrit dans les Arts du feu. En son centre est posé un creuset qui nous indique l’activité déjà ancienne de l’usine – la fabrication de produits réfractaires – d’où déborde une matière colorée en fusion. On peut y voir le symbole de la nouvelle activité de l’entreprise, colorée comme l’émail, bouillonnante, dans laquelle elle vient de se lancer en 1896 : la décoration architecturale. Luxe de détails, matière et creuset se parent sur chaque panneau de couleurs différentes issues du décor principal, manière de montrer l’adaptabilité des céramistes aux demandes personnalisées des maîtres d’ouvrages, architectes ou particuliers.
L’activité se présente bien encadrée par les propriétaires, A. Janin d’un côté et Guérineau de l’autre. En 1900, leurs collègues de l’Union céramique et chaufournière de France louent leur amabilité, la cordialité de leur accueil, leurs rapports agréables avec tous ; on peut imaginer que leur art et leur usine importe plus à leurs yeux qu’une notoriété personnelle. Nous n’avons donc que leurs initiales sur ces panneaux, mais en toutes lettres l’adresse de l’usine, 172 Av de Choisy. La capitale, lieu des expositions universelles passées et à venir, 1889 et 1900, qui ont participé au développement de la céramique architecturale, Paris donc, occupe la place centrale de la flamme.
Il est paradoxal de constater que cette marque subtile, sorte de logo alliant sens et esthétique, conçue pour valoriser l’entreprise, ait conduit un siècle plus tard à l’ignorer.
Au regard des céramiques ornant nos murs, partout en France ou ailleurs, vient un questionnement personnel. L’attribution d’une céramique à un auteur ou à une manufacture ne la fait-elle pas apprécier plus que d’autres, produites par des anonymes ou non reconnus ? Est-ce la qualité picturale et technique que l’on apprécie ou la notoriété de sa provenance ?
Descendants de Janin et Guérineau, possesseurs d’archives ou de décors identifiés, faisons connaitre cette entreprise, car l’on ne reconnait que ce que l’on connait…
N. B. : Les carreaux de la gare de Tours sont actuellement légèrement recouverts d’une fine toile pour éviter leur chute.
© Ceramique-architecturale.fr – FM
Octobre 2013