Alexandre Bigot (1862-1927) est sans conteste le céramiste le plus extravagant de son époque. C’est à sa formation scientifique que l’on doit ses émaux flammés aux tons chauds et variés obtenus par la cuisson des grès au grand feu. Docteur en Sciences, professant la physique chimie dans de grandes écoles, notamment l’Ecoles des Mines, passionné de céramique, il produisit tout d’abord diverses poteries d’agrément en grès recouvertes des émaux issus de ses incessantes recherches.
Il créa son usine en 1897 près de son village natal, Mer dans le Loir et Cher, d’où sortaient des pièces uniques mais aussi des modèles en série, quelques uns manifestement influencés par la proximité du château de Chambord, construit à l’initiative de François 1er. Son emblème, la salamandre, figure au catalogue Bigot ainsi que d’autres motifs d’inspiration héraldique, tels les dauphins et l’hermine.
Se faisant connaître et apprécier au travers d’expositions et de conférences, des sculpteurs et architectes de renom ne tardèrent pas à le solliciter, notamment à Paris. C’est ainsi que nous pouvons observer leurs fructueuses collaborations, quelque peu ostentatoires pour les plus connues : il fallait oser. Ces façades extravagantes auraient-elles vu le jour sans la volonté de la ville de Paris de créer un concours de façades ? Créé dès 1898, il était destiné à encourager les créations artistiques rompant avec la monotonie du style primitif de ces maisons aux façades unies que l’on construisait depuis trop longtemps. Le Conseil Municipal pestait alors contre l’uniformité désespérante, et les sempiternels balcons du 2ème et 4ème étage. Objectif largement atteint grâce au tandem Lavirotte/Bigot et autres binômes architecte/céramiste cités plus loin, justement primés au concours.
Le choix de mettre l’accent sur le bestiaire de Bigot peut sembler réducteur d’un point de vue architectural. Il faudrait aussi mentionner la place prépondérante de ses grès architecturaux, intégrés au projet de l’architecte au point de ne plus voir qu’eux recouvrant plusieurs étages, voire toute la façade (rues ou avenues Leroux, Rapp, de Hanovre, Wagram…). Ajoutons également le travail des sculpteurs impliqués dans ces créations, tel Camille Alaphilippe ayant œuvré rue de Hanovre et Wagram.
Il faudrait aussi souligner l’imbrication du grès avec d’autres matériaux, particulièrement le béton armé pour lequel l’ingénieur François Hennebique avait déposé un brevet de fabrication. Le ciment pouvait être apparent, disparaître derrière des carreaux de céramique ou être incrusté de pastilles et feuilles de végétaux en grès (rues Leroux, Gambetta).
Les animaux en relief ornant les façades sont des modèles originaux puisque réalisés à la demande dans le cadre d’un projet architectural précis. Comme l’indique le céramiste dans son catalogue commercial, ils sont exécutés en terre à grès, cuits directement, sans passer par les diverses opérations de moulage. Le bestiaire de Bigot ne peut être isolé des autres éléments du décor de façade. Produits en pleine période Art Nouveau, soit durant une quinzaine d’années jusqu’en 1914, la femme, le végétal et autres caractéristiques inhérentes à ce style font aussi partie intégrante de son répertoire artistique. Les ornements ne sont pas simplement juxtaposés mais liés par une ambiance, un rapport entre les vivants représentés, et l’on arrive souvent à repérer l’intention de l’architecte dans sa demande au céramiste.
AMBIANCE CHAMPETRE :
- Journée d’été à la campagne
95 avenue Gambetta à Paris – François-Adolphe Bocage architecte – 1905 – Lézard grimpant au mur, scarabées rangés au garde-à-vous surveillés par un alignement d’oiseaux, et pour compléter le décor, tournesols, chardons et feuilles semblant mues par le vent ou le courant d’un ruisseau.
- Jardin d’Eden
34 avenue de Wagram à Paris – Jules Lavirotte architecte – Camille Alaphilippe sculpteur – 1904 – Façade entièrement décorée de grès recouvrant le béton armé pour cet immeuble très étroit, bien nommé Céramic Hôtel. De petites capucines émergent de pots de fleurs amphoriques d’où surgissent des glycines partant à l’assaut de la façade. Pommes sur leurs branches et hannetons en plein repas sur de délicieuses feuilles complètent l’atmosphère.
- Le monde de la nuit
14 rue d’Abbeville à Paris – Alexandre et Edouard Autant architectes – 1901 – Une seule couleur pour tous les décors, uniformité de la vision nocturne où le hibou et la chauve-souris guettent leur pitance du haut du 3ème étage, surplombant un imposant décor végétal.
AMBIANCE AQUATIQUE :
- Fonds marins
6 rue de Hanovre à Paris – François-Adolphe Bocage architecte – Camille Alaphilippe sculpteur – 1908 – Etoile de mer cachée derrière des algues, pieuvre à l’affut, plantes sous-marines, coquilles Saint Jacques, survolées par un oiseau aux longues ailes déployées à l’image d’un albatros.
- Se sentir bien dans l’eau
Etablissement thermal de Vichy, dans l’allier – Charles Lecoeur et Lucien Woog architectes – 1899/1903 – Grès aux reflets changeants de la mer comme du ciel, dômes aux tuiles en dégradés sable et ciel, sirènes et hippocampes légendaires, lien indiscutable entre le décor et la destination bien-être de l’édifice.
- Milieu humide
21 et 21 bis rue Leroux à Paris – Paul Lahire architecte – 1908 – Gros carabes aimant l’humidité et les escargots, gastéropodes que l’on observe circulant en file indienne sur les bandeaux et les arcs des fenêtres, pastilles telles des gouttes d’eau autour des feuilles de marronnier, feuilles lancéolées et coquilles Saint-Jacques sur fond de carreau de grès recouvrant cette façade en béton armé.
L’HOMME ET L’ANIMAL :
29 avenue Rapp à Paris – Lavirotte architecte – 1901 – Cette maison de rapport est sans doute la plus connue des réalisations d’Alexandre Bigot, celle qui ne laisse pas indifférent par son abondance de décors et dont le céramiste écrivait lui-même en 1902 qu’elle était jusqu’à présent unique dans les annales de la construction.
A partir du premier étage, la façade de cette maison est entièrement en grès flammé uni à la brique armée par le système Cottancin. Les matériaux de grès sont à la fois des éléments de construction et de décoration.
Depuis l’encadrement de la porte jusqu’aux tuiles, on trouve l’intégralité des usages possibles du grès dans l’architecture. Ce qui fait de cette réalisation une exposition permanente originale, présentée dans le catalogue de vente (Les grès de Bigot, 2ème édition, 1902) et également au concours des façades de la ville de Paris pour lequel elle fut primée.
Ses modénatures, comme le choix des décors, la situent bien dans son époque Art Nouveau. La plupart des éléments identifiables semblent avoir pour point commun les relations des vivants entre eux. Ils sont présentés comme de petits tableaux mis en scène sous l’œil du masque théâtral du dernier étage : l’animal assujetti par l’homme qui le met au travail ou dont la femme se pare de sa dépouille (les bovins, le renard), le pouvoir des uns sur les autres (le chat et l’oiseau), la complémentarité de l’homme et de la femme illustrée par ces deux représentations adolescentes encadrant la porte. L’imagination débridée de l’auteur nous offre également une tortue gourmande et un luxe de petites formes d’inspiration végétale et animale. Tous ces ornements peuvent être regardés aussi comme une métaphore des activités de l’humain, se nourrir, se reproduire, travailler, se cultiver… En plus de la prouesse technique et artistique, c’est toute la richesse de ce décor que d’aiguiser l’imagination : de nombreux observateurs s’y sont essayés avant moi.
Bigot et Lavirotte avaient déjà collaboré en 1899/1900, Square Rapp, où habitait l’architecte ; on y retrouve la coquille, mais on sent également que soufflait déjà… le vent de la modernité !
* Voir Paris céramique, les couleurs de la rue – Laurence et Nicolas Chaudin – Paris musées 1998
Voir aussi les musées de Mer et Romorantin (41)
© Ceramique-architecturale.fr – FM
Juillet 2014