Quand la céramique réapparait …

Quelle surprise ! Sous un parement et une peinture blanc crème, se cachait une façade recouverte de céramique. Tout aurait pu rester en l’état sans le désir de rénovation des nouveaux propriétaires préparant l’ouverture de leur restaurant italien, rue Bignon à Eu en Seine Maritime, prévue au printemps 2025.

La découverte

La boucherie Lormier Navarre

Parvillée et Loebnitz au château d’Eu

Parvillée et l’Ecole cantonale des arts industriels de Genève

Le restaurant Mariamelia

La découverte

Jenna et Clément Sissia ont d’abord fait restaurer le toit avec ses belles fenêtres mansardées puis commencé le démontage du placage extérieur en octobre 2024. La découverte s’est avérée parfaitement inattendue : tout le premier étage est paré de céramiques à dominante bleue, disposées en lignes, avec une alternance de méandres et de motifs circulaires ou formant de petits arcs outrepassés.

Les carreaux de gauche menaçaient de tomber et il leur a fallu les ôter un à un sans trop de difficulté puis nettoyer l’ensemble. Est apparue aussi l’enseigne d’une boutique, LORMIER NAVARRE, patronymes qui ne rappelaient rien aux habitants du quartier. La boutique du rez-de-chaussée avait abrité précédemment un magasin de vêtements, un opticien et auparavant deux générations de photographes, les Carette dont l’on se souvenait. La dominante bleue de la devanture ne laissait pas présager la présence d’une boucherie. D’ailleurs, les bouchers Lormier et Navarre actifs de 1880/81 à 1905 tout au plus étaient oubliés mais permettent de dater la pose des céramiques dans cet écart de dates, sans doute au début des années 1880. Toujours soucieux d’authenticité, tant pour le choix de ses menus que pour l’ornement du lieu, le propriétaire a entrepris de décaper soigneusement les métopes, faisant apparaitre les pointes diamant bleues entourées de petites perles et d’écoinçons en creux : un mois de travail titanesque mais réussi.

A la réception des premières images, il ne faisait aucun doute que les céramistes Parvillée (1) étaient fournisseurs de ces métopes, le modèle se trouvait sur une planche de leurs décors produits en série à la fin du XIXe siècle (2). Les carreaux de faïence n’y étaient pas mais leur empreinte laissée au mur semblait bien les identifier. Invités par Clément et Jenna à regarder de près le revers des carreaux déposés, une petite curiosité nous attendait. Le milieu des cercles concentriques porte la marque connue – le monogramme entouré de PARVILLEE PARIS – mais seulement sur une partie des carreaux, car l’autre indique ECOLE CANTONALE DES ARTS INDUSTRIELS DE GENEVE.  

Notons que cette particularité n’est jamais citée dans les écrits actuels concernant Léon Parvillée ou ses fils.

Jenna et Clément se sont ensuite attelés au nettoyage de la boutique. Là encore, nouvelle surprise : en ôtant le plâtre puis un enduit particulièrement adhérent, d’autres céramiques sont apparues.

Pour avoir vu ces murs en cours de nettoyage, on mesure la détermination et l’énergie qu’il leur a fallu pour retrouver ces carreaux repérables aux catalogues des Loebnitz (3), également fin XIXe siècle.

De chaque côté de la première salle, le fond des murs expose des carreaux de faïence unis blancs et bleus disposés en quinconce et reliés par de petits carreaux ordinairement placés en rétrécissement de cheminée. De presque semblables ont été posés au château d’Eu https://www.chateau-eu.fr/index.php lors de sa restauration commandée à Viollet-le-Duc dès 1874, à laquelle Léon Parvillée comme Jules Loebnitz ont apporté leur concours en matière de céramique.

Le fond est délimité par de plus grands carreaux de terre cuite émaillée dont on a coupé un bord du cadre marron pour alléger visuellement le motif en bande. Cette fleur stylisée est rappelée en peinture au-dessus de la corniche découverte comme les ornements en plâtre sous un faux plafond.

D’autres carreaux dans plusieurs tonalités de vert formaient un soubassement mais n’étaient pas esthétiquement cohérents avec le reste ; ils sont préservés mais à nouveau cachés, derrière les banquettes.

Ce modèle en relief ne devait pas être aisé à entretenir dans un commerce de bouche et le choix du carreau de céramique pour son intérêt hygiénique semble ici à écarter. Était-ce au goût des bouchers ou une utilisation de carreaux provenant du stock d’un entrepreneur d’Eu ?

Il faut saluer les nouveaux propriétaires de cette maison pour leur attention à la préservation du patrimoine et sa mise en valeur. Une telle initiative est exceptionnelle au regard du nombre d’ornements trop souvent détruits, faute de prise de conscience de l’importance artistique et historique de ce type de décors.  A l’époque de l’ornement de leur commerce, l’Exposition universelle de 1878 à Paris venait de présenter au public une porte monumentale (4) intégralement décorée par le faïencier Jules Loebnitz, tandis que Léon Parvillée, dessinateur architecte et céramiste, ornait de faïences la grande façade de l’Exposition. Celle de 1889 fera entrer la céramique architecturale dans le registre décoratif prôné par bon nombre d’architectes. Puis cette mode s’éteindra avec la 1ère Guerre mondiale, même si quelques manufactures produiront encore industriellement des ornements de façade dans les années 20, notamment Gentil & Bourdet https://ceramique-architecturale.fr/autour-dun-ceramiste/mosaiques-gentil-et-bourdet à Boulogne-Billancourt ou Fourmaintraux & Delassus à Desvres.

La boucherie Lormier Navarre

L’histoire commence à Eu https://www.ville-eu.fr/le-patrimoine-architectural , en Seine Maritime, tout près de Mers-les-Bains https://www.merslesbains.fr/ et du Tréport  https://www.ville-le-treport.fr/ alors qu’Antoine Victor Navarre tient la boucherie de la Grande Rue d’Eu comme l’atteste le recensement de 1876. Peu après, son épouse Marie Adèle Lormier facilite l’embauche d’un membre de sa famille, Pierre Lormier, comme garçon boucher. Sans surprise pour l’époque, ce dernier épouse en novembre 1879 la fille du patron, Marie Navarre. Au recensement de 1881, Pierre Lormier occupe la boucherie devenue LORMIER NAVARRE.

Des investigations familiales plus précises permettraient de déterminer la date à laquelle Antoine Navarre a cédé son affaire et si ce patronyme se réfère à lui-même, par déférence du gendre envers l’ancien patron, ou à son fils également boucher, voire à son épouse. Un changement de façade apparait toujours suite à un achat ou à un héritage. Il s’accompagne ici des patronymes des bouchers qui permet de proposer une date de pose des céramiques plus précise, entre 1880 et 1885, année de décès de l’ancien boucher Navarre, son fils l’ayant tristement précédé d’un an.

 Au recensement de 1906, Jules Gondré et son épouse Angèle Wargnier tiennent la boutique et s’empressent de la faire photographier. Une carte postale envoyée en 1906 coupe judicieusement le haut de la maison pour ne montrer que le patronyme des nouveaux patrons au bas du balcon. Les carreaux intérieurs sont devinables et leur style plus en vogue à la fin du XIXe siècle plaide pour une pose antérieure à cette image.

En 1913, la boucherie passe à Guillard. L’on ne sait quand il s’en va mais la boutique reste un temps inoccupé avant de retrouver de 1922 à 1937 une tout autre activité : les Galeries Modernes qui occupent les deux boutiques du 44 et 42 de la rue désormais nommée Paul Bignon. C’est en 1938 qu’arrive Amédée Edouard Carette, le photographe, puis son fils Jacques au n° 44 (5). Les anciens d’Eu se souviennent bien de cette famille qui a d’ailleurs laissé dans la maison bon nombre de plaques photographiques précieusement gardées par les nouveaux propriétaires ayant bien l’intention de les valoriser aussi. L’épouse de Jacques se souvient que la modification de l’intérieur date des années cinquante car les photographes souhaitaient moderniser leur commerce ; mais elle n’a pas souvenir de la modification antérieure de la façade.

Plus récemment un opticien et un magasin de vêtements pour enfants ont précédé trois ou quatre ans d’inoccupation avant le rachat par Jenna et Clément Sissia.

Parvillée et Loebnitz au château d’Eu

L’installation concomitante du boucher Lormier en 1880/81 et la restauration du château d’Eu dès 1876 sous la responsabilité de Viollet-le-Duc (1814-1879) montrent un point commun quant à l’origine des céramiques, celles de Parvillée et de Loebnitz.

Léon Parvillée (1830-1885), ancien élève du célèbre architecte, a notamment dessiné en 1880 le projet de restauration du prieuré Sainte Croix dépendant du château, dont son pavement dans un style médiéval. L’une des aquarelles (6) conservées dans les archives du musée Louis Philippe porte son monogramme tandis qu’une autre montre le tampon de sa manufacture parisienne de céramique d’art.

Ces mêmes archives ne gardent pas trace de signature de Jules Loebnitz (1836-1895) mais l’on sait que l’architecte lui a commandé des « travaux délicats » pour cette restauration (7), sans plus de précisions. Les carreaux de cheminée cités précédemment étaient produits en série à la manufacture de faïences Loebnitz, parmi plus d’une cinquantaine de modèles en divers quatre-feuilles, croix et motifs héraldiques, dont la fleur de lys naturellement choisie pour la famille d’Orléans à Eu ; ils ne constituent donc pas un travail « délicat ». L’adjectif pourrait se rapporter à d’autres travaux, notamment les garnitures de cheminée de différentes pièces, dont l’une est clairement réalisée d’après le projet aquarellé signé par l’architecte en septembre 1874. Le fin cloisonné et un ensemble d’émaux brillants sur un fond mat pouvait être difficile à obtenir. Le carrelage mural de la salle de bains peut aussi être attribué à Loebnitz, il est très particulier, voire osé, par son association de matériaux et c’est encore une idée de Viollet-le-Duc. Ce modèle aux mêmes croisillons et petit clou d’angle en métal apparait ensuite au catalogue du céramiste en toute fin de XIXe siècle. L’ajout d’animaux aquatiques dessinés par l’architecte mais non présents dans la fabrication en série identifie ce lieu d’eau et la proximité de la mer.

45 entreprises et jusqu’à 300 ouvriers (8) dont beaucoup recrutés localement ont travaillé au château et inévitablement en ville ; un partage de bonnes adresses de professionnels du bâtiment incluant les céramistes d’architecture et fumisterie ne serait que normal.

Parvillée et l’Ecole cantonale des arts industriels de Genève

L’œuvre de Léon Parvillée (1830-1885) a été souvent explorée par de nombreux chercheurs et il a lui-même fait paraitre en 1874 Architecture et décoration turques au XVe siècle. https://www.e-rara.ch/zut/content/zoom/15176703  L’arc légèrement outrepassé du motif de façade se réfère à cet art oriental étudié de près durant la douzaine d’années où il vécut à Istanbul et travailla à la restauration de monuments.

L’Ecole cantonale des arts industriels, à Genève, fut créée en 1876. L’Angleterre suivie par la France semblent pionnières dans le développement des écoles d’art décoratif qui s’essaimèrent un peu partout en Europe depuis l’Exposition universelle de 1851 à Londres. 

L’objectif était de former des élèves capables de maitriser en quelque sorte l’art et la manière de produire en série, donc à moindre coût, des pièces de grande qualité artistique. Les manufactures de céramiques se montraient très demandeuses de l’apport d’artistes, ces derniers trouvant aussi un intérêt à ces collaborations (9).

Mais la démarche n’allait pas de soi et en 1879, J. Grand-Carteret, auteur de l’ouvrage Les arts industriels en Suisse, https://books.google.fr/books/about/Les_arts_industriels_en_Suisse.html?id=_PCVUXn9XTMC&redir_esc=y résumait le dilemme entre art et industrie : « ou les artistes du grand art dédaignaient d’intervenir dans les industries artistiques, parce qu’ils auraient cru déroger à leur dignité en s’en occupant ; ou les ouvriers artistes de l’industrie, préoccupés seulement de leur habileté manuelle, négligeaient fatalement la partie essentielle de leur art, les qualités de composition, d’arrangement, de dessin et de style. »

De nos jours, l’antagonisme apparent entre art et industrie survit encore ; il mène à une sur-représentation dans les musées des pièces de forme, vases et autres objets décoratifs uniques, en reléguant les céramiques architecturales produites industriellement – voire même les pièces uniques – dans les réserves (10).

J. Grand-Carteret consacre tout un chapitre à cette école genevoise (11) et sa « méthode d’enseignement qui fait marcher de pair l’étude des modèles et la composition d’après ces modèles. »Pour cela, l’école constitua un musée et parmi les nombreuses pièces de céramique acquises, il cite en premier « des faïences de Deck [et] plusieurs par Léon Parvillée ». Le musée Ariana à Genève possède encore quelques pièces de Parvillée https://www.musee-ariana.ch/collections/search?f%5B0%5D=author_ref%3A2881&tab=vdg_artwork&text=parvill%C3%A9e dont une palette d’émaux que l’on utilise en céramique pour voir le rendu des couleurs telles qu’elles seront après cuisson, pièce utile en atelier rapprochant encore le céramiste de cette école. Mais aucun carreau ne figure dans les réserves (12).

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