Les bras m’en tombent… Nous, les statues de terre cuite, avons une certaine faiblesse de nos membres supérieurs surtout lorsque notre créateur nous impose des mouvements amples ou encore nous applique quelque objet débordant de l’espace choisi pour notre exposition. Le drapé recouvrant nos jambes nous protège davantage.
Il ne me reste aujourd’hui qu’une couronne de laurier enrubanné dans la main droite, sans doute marque d’une victoire et d’honneurs passés mais j’ai perdu la mémoire en même temps que le bras gauche.
Quelqu’un peut-il l’aider à retrouver ses sœurs jumelles ?
Nous faisons écho à cette demande car cette statue n’est naturellement pas unique : elle était vendue sur catalogue par Alphonse Brault (1823 – 1895), puis par son fils Alfred (1850-1924) au XIXe siècle. Quelques halls privés ou publics et peut-être quelques jardins l’accueillent encore aujourd’hui. Le céramiste la présente de face mais pour lui faire une prothèse de bras exacte, quelques images de ses jumelles prises de profil et même de dos seraient bienvenues.
Notre statue a oublié son rôle d’allégorie, pourtant elle donnait vie à un concept abstrait reconnaissable à son principal attribut disparu : la petite harpe troubadour. C’était une allégorie de la musique.
D’après le catalogue conservé à la Bibliothèque des Arts décoratifs à Paris, la « statue musique » mesure 138 cm de hauteur et occupe un espace de 45 cm de large. Elle est présentée sur un piédestal également en terre cuite la surélevant de 105 cm, tandis que celle présentée à la vente trônait sur un modèle de même style mais en bois. Peut-être doit-elle son malheureux accident à ce dernier alors que la terre cuite, creuse mais alourdie de plâtre ou béton de matières diverses, lui aurait conféré plus de stabilité …
Le céramiste et le statuaire
A.Brault, manufacturier à Choisy-le-Roi succéda en 1871 à François Garnaud, dit Garnaud fils (1821 – 1900), qui produisait depuis 1844 des ornements d’architecture en terre cuite imitant la pierre, donc blancs. Alphonse Brault venait de la Grande Tuilerie d’Ivry, celle d’Emile Muller, lorsqu’il reprit l’entreprise. Les types d’ornements étaient déjà variés et souvent surprenants au regard des observateurs du XXIe siècle découvrant que les gigantesques lucarnes néo-gothiques rencontrées sur les constructions du XIXe ne sont pas forcément en pierre, mais l’imite parfaitement. Reproduire ces ornements en terre que l’on pouvait mouler et donc multiplier rapidement présentait un avantage en termes de temps de fabrication et en diminuait ainsi le coût. Un courrier de 1871 envoyé par Alphonse Brault indique en en-tête les 4 000 modèles dont il hérite, dont des lucarnes, des balustres, des ornements de toiture, des cheminées mais également des autels et des statues.
Les premiers catalogues de cette manufacture n’étaient pas datés et la première apparition de ce modèle n’est pas connu. La Bibliothèque des arts décoratifs, notamment, conserve plusieurs exemplaires fort intéressants sur la production d’ornements en terre cuite de ces fabricants. Ultérieurement, certains modèles seront également produits en terre rouge afin de s’affranchir du côté imitation de la pierre.
L’estampille visible indique la fabrication de la statue possible dès 1871. Le sculpteur n’est à ce jour pas connu mais l’on peut noter dès 1881 une précision dans les annuaires commerciaux imprimés donc en 1880 : Anciennes maisons Garnaud et Debay – Alphonse Brault successeur. Des liens antérieurs avec les Debay ou De Bay sculpteurs statuaires réputés ont pu exister. Cette famille d’artistes réunit notamment Jean-Baptiste Joseph De Bay père (1779 – 1863) et son fils ainé portant les mêmes prénoms (1802 – 1862), puis le deuxième né Auguste Hyacinthe (1804 – 1865) peintre et également sculpteur. L’image ci-dessous représente un détail de l’une des œuvres d’A. H. De Bay, empreinte d’une grande douceur. Le Berceau primitif : Eve et ses deux enfants est présenté pour la première fois au Salon de peinture et sculpture de 1845 à Paris dans une version en marbre.
L’historique des entreprises Garnaud, Brault père et fils puis parallèlement Brault père et Gilardoni est détaillé sur une autre page de ce site (p. 6 à 16 du pdf), recherches effectuées pour l’exposition Choisy Céramique, la couleur dans nos rues qui présentait en 2016 la production architecturale de ces manufactures et de la faïencerie Boulenger.
La vie et les œuvres des sculpteurs statuaires De Bay sont parfaitement détaillées dans le Dictionnaire des sculpteurs de l’Ecole française au dix-neuvième siècle, T2, par Stanislas Lami, éd. 1914-1921. L’allégorie de la musique n’est pas mentionnée.
L’allégorie de la musique
La petite harpe troubadour est peu représentée dans l’art où l’on trouve plutôt la grande harpe classique. La peinture de René Théodore Berthon (1776-1859) nous en présente cependant une, accompagnant le Portrait de Madame d’Arjuzon présenté pour la première fois au salon des Beaux-Arts à Paris en 1801. La complexité de réalisation des cordes de la statue en terre cuite suscite la curiosité : autre matériau ajouté ? Découvrir une statue semblable permettrait d’élucider ce mystère.
Sur la même page des catalogues Brault, époques Alphonse puis Alfred son fils, figure une autre allégorie, celle de la poésie. Il ne s’agissait pas de représenter tous les arts mais de proposer deux modèles riches de sens : ces statues se répondent et pouvaient – devaient – être acquises ensemble. Les instruments de musique à vent, d’autres à cordes et des tambourins sont représentés en peinture et dans la sculpture mais le choix de cette harpe troubadour si petite, au nom si mélodieux, ramène le contemplateur de ces statues aux XIIe et XIIIe siècle. Le troubadour, à la fois poète occitan et musicien, ravissait la bonne société par ses chants courtois.
Le XIXe siècle vouait une admiration pour les styles anciens, dits historicistes, et la manufacture Brault s’engagea fortement dans cette voie. Le fils Brault, Alfred, présentait même un pavillon gothique entièrement en terre cuite à l’exposition de 1889, grand succès récompensé par une médaille d’or.
La musique et La poésie figurent aux catalogues jusqu’à celui daté 1898, la société étant devenue Gilardoni fils A. Brault & Cie. La formation suivante Gilardoni fils & Cie en 1902 ne les propose plus.
Si vous avez repéré cette statue, envoyez-nous un message avec sa ou ses photos, et sa localisation s’il s’agit d’un lieu public. Si vous trouvez d’autres statues estampillées du même céramiste, n’hésitez pas à nous les indiquer. Nous les ajouterons au bas de cet article. En cas de non réponse de notre part sous quinzaine, contactez-nous ici.
Quelques instruments en décor de façade ; ils ornent un lieu public ou privé où l’on jouait de la musique. Que cela se sache !
Ceramique-architecturale.fr
Françoise Mary
Février 2025