Quoi de plus naturel pour un fabricant de céramique architecturale que d’exposer directement ses produits en situation sur sa propre demeure ? Sous la houlette d’un architecte, le céramiste livre ainsi un catalogue grandeur nature aux yeux des passants et potentiels clients.
Les précurseurs
Tandis qu’Hittorff et quelques grands architectes du XIXe siècle plaidaient pour un retour à la couleur sur les édifices religieux, civils et plus largement donc dans les rues, d’autres rechignaient prétextant que c’était « une violation du bon goût, une atteinte inacceptable à la gravité d’un art qui brillait exclusivement par la forme ». On critiquait aussi « la fragilité supposée des décors » : mauvais procès que déplorait le peintre Jules Jollivet en 1865 dans un article paru dans « La revue de l’architecture et des travaux publics ». Son obstination à innover en fait le premier à oser le décor polychrome présentant son travail sur la façade de son atelier. Il explique également ses choix d’illustration antique ou religieuse et l’on comprend qu’il aurait bien aimé innover aussi dans le style : « Mon appel au passé n’est qu’une précaution prudente, pour abriter, sous des autorités respectées, le principe longtemps contesté de la coloration des monuments et les propriétés des matières qui en garantissent la durée. En effet, cette précaution m’a paru nécessaire puisque, par une très étrange contradiction, lorsque fatigué des grecs et des romains on demande à l’art du nouveau, le nouveau n’est admis que sur un certificat d’origine daté de Rome ou d’Athènes, à moins qu’il ne procède d’Amiens ou de Chartres. »
Jules Jollivet a donc fourni des dessins conformes à cette réflexion à ses amis céramistes : « Pour la lave, je me suis adressé à M. Hachette, qui me les a livrées taillées et émaillées ; j’ai confié à M. Gillet mes dessins coloriés, qu’il a peints sur les laves ; j’ai fourni à M. Garnaud les modèles des reliefs qu’il a estampés et livrés en terre cuite à MM. Hachette et Gillet qui d’un commun accord les ont émaillés… ».
C’est ce travail collectif que l’on peut encore admirer Cité Malesherbes à Paris, heureusement inscrit au titre des Monuments Historiques depuis 1977.
François Gillet, cité précédemment, a également exposé son savoir-faire de peintre sur lave sur la façade de son atelier au 9 de la rue Fénelon à Paris.
Son choix décoratif est à première vue pédagogique puisqu’il retrace en deux longs bandeaux l’historique de la céramique au travers des époques et des artistes les plus célèbres. La frise s’arrête à Paris en 1874. A y regarder de plus près, l’intention est aussi une mise en valeur de son propre travail et de celui de ses amis puisqu’il s’y représente aux côtés de Jules Jollivet, tournés vers Ferdinand Mortelèque, auteur d’importants travaux sur l’émaillage et la peinture vitrifiée sur lave. Gillet était apprécié pour ses peintures sur lave émaillée, mais faisait aussi publicité pour un nouveau procédé de lave reconstituée permettant des moulages, composée de lave broyée, d’argile et d’un fondant, produit apparentée par conséquent à la céramique.
De nombreux panneaux ornent la façade parmi lesquels trois médaillons : les céramistes Luca della Robbia, Bernard de Palissy, et celui de Ferdinand Mortelèque. 1861 et 1914 encadrent la porte, jalons dans l’histoire de l’atelier. Les médailles reçues aux expositions internationales et universelles de 1875 et 1878, également représentées, n’ont pas attiré la protection de cette façade non inscrite comme monument historique.
Retours d’expositions universelles
Imaginées pour faire connaitre et glorifier les plus récentes découvertes technologiques du XIXe siècle, les expositions universelles investissaient un lieu exclusivement créé pour l’occasion. Les différents bâtiments construits célébraient dès l’extérieur les arts industriels et permettaient aux visiteurs de découvrir aussi les styles architecturaux pittoresques des pavillons étrangers. La fête terminée, il fallait faire place nette et tout était détruit, sauf si l’auteur de l’œuvre, un particulier ou une ville voulait la récupérer ou l’acheter.
C’est ainsi que l’on peut admirer au 4 rue de la Pierre Levée à Paris, les trois panneaux de céramique célébrant les arts décoratifs : architecture, sculpture, peinture. Un architecte contemporain de l’exposition universelle de 1878, E. Lavezzari, livrait ce commentaire : « L’œuvre la plus considérable en produits céramique était le grand portique des Beaux-Arts, exécuté par M. Loebnitz, sur les dessins de M. P. Sédille notre confrère, dont on connaissait les heureuses tendances à la polychromie. […] L’une des plus grandes difficultés consiste, chacun le sait, dans la cuisson de la terre ou pour mieux dire, dans l’obtention d’une terre qui n’éprouve pas de déformation. Mais ce que l’on sait moins, c’est que cette terre doit varier avec la nature de l’émail qui y doit être appliqué. Les solutions intervenues nous paraissent ici des plus satisfaisantes, et il serait vraiment regrettable qu’une occasion ne s’offrit pas d’utiliser cette porte, sinon à Paris, au moins en France.»
C’est Jules Loebnitz lui-même qui les récupéra et les fit replacer sur la façade de son atelier reconstruit par Paul Sédille en 1880. Un quatrième panneau, la céramique, fut ajouté afin de bien marquer la spécificité du lieu. Frises émaillées et rosaces en relief ornent le haut de l’édifice, tandis qu’un long bandeau en céramique rappelle l’origine de la manufacture créée par Pichenot en 1833, auquel il a succédé, ajoutant par son ancienneté une valeur supplémentaire à la sienne déjà largement reconnue par ses pairs. C’est Jean-Baptiste Pichenot, poêlier, qui déposa en 1840 un brevet de faïence ingerçable permettant d’accorder terre et émail pouvant résister sans dommages aux changements rapides de température ; procédé dont bénéficièrent par la suite les décors de façade.
Cet atelier est entièrement inscrit depuis 2002 au titre des Monuments Historiques.
Le 6 de cette même rue appartenait aussi au céramiste et complète la présentation des produits architecturaux par ses panneaux en relief.
Le même architecte, faisant une rétrospective des réalisations de l’exposition 1878, note à propos d’une entreprise d’origine anglaise, Doulton & Cie, de Lambeth « que c’est à cette maison qu’on doit, sinon le plus grand, du moins le plus récent progrès obtenu dans la céramique moderne : des grès décorés d’émaux de quatre tons différents.»
Doulton produisait des poteries pour canalisations mais aussi des terres cuites et des grès appliqués à l’architecture. Il tenait boutique rue Paradis Poissonnière à Paris, comme beaucoup de ses confrères verriers et céramistes.
La façade de l’un des cinq pavillons anglais de l’exposition de 1878 est un modèle de maison-catalogue de céramique architecturale Doulton. C’est elle que l’on retrouve à peine restructurée au 30 avenue Pascal à Maisons-Laffitte (78) : beaucoup de briques en terre cuite aux formes travaillées, consoles, corniches, frise en grès émaillé, carreaux, rosaces, cabochons, chimères, putto, vases… seuls quelques carreaux de faïence multicolore ont été ajoutés par la suite. Cette façade est inscrite au titre des Monuments Historiques depuis 2012.
Les Tuileries Gilardoni, dont la création à Alkirch remonte à 1835, s’étaient fait connaitre par un brevet déposé par les deux frères François Xavier et Thiébault Joseph en 1840. Ils sont les créateurs de la tuile mécanique à emboitement que l’on trouve encore sous diverses formes sur nos toits, plus légères à surface égale que les anciennes tuiles plates.
La maquette d’une maison entièrement constitués de produits Gilardoni eut un tel succès à l’exposition universelle de 1900 que le directeur commercial décida d’en faire sa maison. Cette maison-catalogue est toujours visible, c’est la Villa des Roses à Pargny-sur-Saulx dans la Marne où se trouvait l’une des usines Gilardoni. Tout est en terre cuite rouge, une seule couleur, et l’ornement nait ici des formes se combinant pour créer reliefs et motifs animant la façade. La toiture, préoccupation originelle de l’entreprise, montre aussi ses possibilités décoratives avec ses chaperons, épis, crêtes de toit et tuiles de rives ornées.
De la petite entreprise au site industriel
La maison catalogue ne date pas des débuts de l’entreprise mais de la période faste où se trouvent réunies la réussite professionnelle et l’envie de la faire connaitre. Le succès arrivant, le patron céramiste expose alors ses produits sur une nouvelle demeure magnifiquement décorée, bâtie sur un terrain judicieusement choisi sur une voie fréquentée. Il peut aussi transformer un atelier déjà existant afin d’attirer l’attention sur ses produits. Certains ont choisi de dépasser le stade plutôt artisanal ou faiblement mécanisé et ont créé hors la ville un site industriel dans lequel s’inscrit naturellement leur propre villa. En déterminer l’emplacement est primordial pour les échanges de matières premières et de produits finis, ce qui implique une proximité des voies d’eau ou de chemin de fer.
Créée en 1842, la Tuilerie Normande fabriquait divers éléments en terre cuite et était spécialisée dans les célèbres épis de faitages qui ornaient traditionnellement les toitures du Pays d’Auge. Située au Mesnil de Bavent dans le Calvados, la superbe demeure du XIXe siècle offre un catalogue grandeur nature de ce qu’a pu produire la fabrique. Des installations présentes autour, il reste de nos jours un atelier encore en activité de fabrication d’épis de faitage, rosaces et décors animaliers, fait suffisamment rare pour être mentionné puisque les entreprises anciennes ont disparu dans notre pays ou se sont reconverties.
En 1846, Johan Peter Gréber s’installe au 63 rue de Calais à Beauvais. Sculpteur, puis potier, il transmet son affaire à deux de ses fils ; c’est Charles qui choisit de transformer la façade sur rue en vitrine des produits de la manufacture. Aux sculptures et objets décoratifs produits à l’origine, se sont ajoutés des éléments d’architecture en terre cuite puis en grès. Il fait alors appel à l’architecte Maurice Thorel en 1911 qui imagine le décor recouvrant entièrement le mur de grès émaillé, carreaux, moulures en relief, végétaux, caméléons et batraciens. Le bas-relief central est dû à l’un des frères Gréber, Henri ; cette représentation du tourneur, Charles concentré sur son travail, met en valeur l’activité artisanale de la manufacture. Cette façade est classée Monument Historique depuis 1979.
La maison familiale des Gréber donne dans une petite rue, à l’arrière, en briques comme couramment dans ce pays d’argile. Elle se laisse repérer par ses éléments décoratifs, catalogue plus ancien des produits Gréber des années 1890, mélange de terres cuites rouges, blanches et émaillées.
C’est à partir de 1848 que commence l’histoire du site des frères Boulenger à Auneuil. Leur entreprise devint un véritable site industriel construit au fil du temps ; au-delà des premiers équipements de travail et de cuisson des terres, se sont ajoutés dans les années 1870 un magasin d’expédition aux murs extérieurs fortement décorés sur le pourtour. Ces murs-catalogues représentent les récompenses reçues et des tapis de modèles de carreaux réalisés par l’entreprise mais ils sont de nos jours envahis par la végétation. Ils sont heureusement reproduits dans l’ouvrage cité au bas de cet article. Puis ce fut l’embranchement ferroviaire particulier, la maison de direction et la maison patronale des frères Boulenger dans les années 1880. Cette dernière fut même un temps dédiée à la céramique architecturale : le Musée d’Auneuil, dont on a espéré en vain la réouverture après travaux. Préservée, classée en 1991 au titre des Monuments Historiques, elle a changé de destination et ses collections sont actuellement au Musée départemental de l’Oise à Beauvais, en partie visibles.
Comme tout site industriel important, celui de Perrusson & Desfontaines se trouve au bord d’infrastructures permettant le transport des matériaux et produits finis. C’est à Ecuisses en Saône et Loire, entre le canal du Centre et la ligne de chemin de fer Chagny – Le Creusot que fut implanté le site comprenant tous les ateliers, lieux de stockage, cuisson et dépendances liées au bon fonctionnement de l’usine, mais aussi le parc où fut construit « Le château Perrusson ». Bien visible depuis chemin de fer, il est orné de tous les types de produits issus de l’entreprise : terres cuites, grès, émaillés ou bruts, pour la toiture comme pour la façade ; l’orangerie et les écuries participent également à l’effet vitrine. Le pavillon Desfontaines érigé vers 1890 forme un ensemble mitoyen en L avec le pavillon Perrusson de 1869. L’intérieur, décoré du sol au plafond, mériterait tout autant d’être admiré. L’ensemble est inscrit au titre des Monuments historiques depuis 2007.
Un échantillon de la production de carreaux de sol est heureusement visible à Villefranche-sur-Cher où les Grandes Tuileries réunies, Perrusson fils & Desfontaines, possédaient l’un de leurs comptoirs de vente, adroitement situé en bordure du canal de Berry. On notera en observant les lieux que toutes constructions peuvent être ornées de briques et tuiles émaillées.
Magasins de vente
Les grandes manufactures provinciales et celles du pourtour parisien se devaient d’avoir un magasin de vente dans la capitale. Elles se sont majoritairement installées rue Paradis Poissonnière, dans la tradition des rues dédiées à un corps de métier, ici les verriers et faïenciers. La Faïencerie de Choisy-le-Roi a tenu à se distinguer particulièrement de ses consœurs en édifiant une façade monumentale prolongée dans le hall d’accueil par de grands panneaux décoratifs, vitrine de ses possibilités en matière de décoration extérieures, de jardins d’hiver, pièces d’eau et boutiques. L’architecte Jacottin est l’auteur de ce beau projet et l’on peut retrouver des œuvres de Guidetti, et d’Arnoux qui était responsable de l’atelier de décoration de cette faïencerie gérée par Hippolyte Boulenger & Cie. Si le siège social de l’entreprise fut installé au 18 rue de Paradis en 1889, la décoration semble postérieure d’une dizaine d’année. Elle est inscrite au titre des monuments Historiques depuis 1981, mais l’intérieur est occupé par «Le manoir hanté », masquant une grande partie des décors.
Le panneau extérieur sur le mur voisin indique une autre facette beaucoup plus modeste de l’entreprise : la réalisation de mosaïques. Il est surplombé de carreaux biseautés, création de la faïencerie pour le métro parisien qu’elle a fourni dès 1900.
Vestiges du passé
L’industrie céramique consacrée à l’architecture est depuis longtemps passée de mode concernant la décoration extérieure, et délocalisée hors de France pour la production de carrelage. Quelques friches subsistent, comme celle d’Auneuil citée précédemment, d’autres ont disparu laissant parfois trace de leur passage sur un mur souvenir.
L’entreprise Simons et Cie fut créée par l’un des frères Simons en 1869, Félix ou Paul, selon les sources. Elle produisait à l’origine des carreaux de sol, puis de la mosaïque. Située auprès d’une ligne de chemin de fer, elle ne présente pas un catalogue sur ses murs, mais indique bien lisiblement son nom et le type de produits fabriqués. L’arc de la grande porte est orné de mosaïques décoratives mais ce n’est qu’après 1907 que des panneaux de mosaïques plus personnalisées furent ajoutés sur le bâtiment de côté, marquant une nouvelle étape dans le développement de l’entreprise.
La famille Fourmaintraux fournit à la ville de Desvres, dans le Pas de Calais, plusieurs céramistes qui laissèrent également leur empreinte sur le mur de leur usine ou sur leur propre demeure. Me promenant voilà quelques années, mon attention avait été attirée par un gigantesque panneau des années Art Déco, en grès de l’usine Fourmaintraux & Delassus, successeurs de Charles Fourmaintraux, dont le bandeau figurait aussi au mur de l’usine, rue Belle Croix. Ce grand coq, marque de l’entreprise, entouré de deux ouvriers s’affairant près du four, reste le seul témoignage urbain d’une histoire qui avait pris naissance en 1863. Plus loin, dans la bien nommée rue des Potiers, j’avais repéré aussi une maison qui avait dû être belle mais dont quelques céramiques avaient mal résisté au temps. Propriété d’une autre branche de la famille, on la disait construite vers 1900 mais paraissait plus ancienne. Son souvenir est maintenant au musée de la ville.
De la Tuilerie de Choisy-le-Roi, il ne reste qu’un mur souvenir du XIXe siècle rue Sébastopol. Aucun nom ne subsiste mais l’endroit était occupé par une entreprise ayant réuni au fil du temps celles de Garnaud, de Bay, puis Brault et finalement Gilardoni. Ce dernier, Xavier, fils de l’un des deux frères Gilardoni d’Altkirch, se fit construire en 1896 une villa cossue, judicieusement placée au bord de la route nationale à Thiais à deux pas de Choisy. Chacun pouvait, et peut encore, admirer l’étendue des produits Brault-Gilardoni : tuiles et briques émaillées, éléments moulés en relief, émaillés ou non, balustrades, encadrements de baies et chapiteaux. Cette demeure réalisée par l’architecte Bonnenfant est située 9 boulevard de Stalingrad ; elle est inscrite au titre des Monuments Historiques depuis 2004.
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Février 2015
Sources et plus :
– Revue de l’architecture et des travaux publics 1865 et 1878
– Sous la direction de Paul-Henri GUERMONPREZ, La faïencerie Lœbnitz, Philéas Fogg 2002
– Base Mérimée Immeubles protégés au titre des monuments historiques
– Liste des monuments historiques par département
– Les Tuileries de Pargny-sur-Saulx
– Culturecommunication.gouv Bavent
– Sous la direction de Gilbert-Jean MALGRAS, Céramiques du Beauvaisis, abc collection 1984 [pour Auneuil]
– Luc DUNIAS, Les Perrusson-Desfontaines industriels céramistes et leur résidence d’Ecuisses, Ecomusée Le Creusot-Montceau 2004
– Jean-Claude TRUTT, Les Luxembourgeois et l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures de Paris (de 1830 à la période d’après-guerre) Une histoire d’ingénieurs (ECP 1958) [pour Simons]
– Bibliothèque du Cateau
– François PITON, C’est du Desvres, François Piton éditeur 2001
– Musée de la céramique, à Desvres
– Dossier en ligne Maison Gilardoni à Thiais